Matthieu Ricard: «défendre les animaux, ce n’est pas dédaigner les hommes»
Les gens font souvent un mauvais procès aux défenseurs des animaux: ils seraient coupables d’insensibilité envers les hommes qui souffrent de par le monde, de faim, de misère, de par les conflits. Mais à y regarder de près, cet argument est complètement dépourvu de logique, affirme Matthieu Ricard, moine bouddhiste et écrivain français, qui offre une belle leçon de bienveillance
- La souffrance des poissons reconnue (02.12.2014)
A la suite de la publication du Plaidoyer pour les animaux*, l’un des reproches que j’ai le plus souvent entendu est qu’il est indécent de tourner son attention vers les animaux et de vouloir améliorer leur sort alors que tant de souffrances affligent les hommes en Syrie, en Irak, au Soudan et ailleurs. Le simple fait d’avoir de la considération pour les animaux serait une insulte au genre humain. Asséné avec un élan d’indignation qui a l’air de reposer sur les plus hautes vertus, cet argument peut sembler faire mouche, mais dès qu’on l’examine un peu, on s’aperçoit qu’il est parfaitement dépourvu de logique.
Si le fait de consacrer quelques-unes de nos pensées, de nos paroles et de nos actions à la réduction des souffrances innommables que nous infligeons délibérément aux autres êtres sensibles que sont les animaux constitue une offense aux souffrances humaines, qu’en est-il alors d’écouter France Musique, de faire du sport et d’aller se faire bronzer sur une plage? Ceux qui s’adonnent à ces activités et à bien d’autres deviendraient-ils d’abominables individus du fait qu’ils ne consacrent pas l’intégralité de leur temps à remédier à la famine en Somalie?
Comme le remarque justement Luc Ferry: «J’aimerais bien qu’on m’explique en quoi le fait de torturer viendrait en aide aux humains. Le sort des chrétiens d’Irak est-il amélioré parce qu’on dépèce en Chine des chiens vivants par milliers chaque année avant de les laisser crever pendant des heures, attendu que plus leur douleur est atroce, meilleure est leur chair. Est-ce parce qu’on maltraite ici les canidés qu’on est plus sensible au malheur des Kurdes? […] Chacun d’entre nous peut s’occuper des siens, de sa famille, de son métier et s’engager en plus en politique ou dans la vie associative sans pour autant massacrer des animaux.»
Si quelqu’un consacrait 100% de son temps au travail humanitaire, on ne pourrait que l’encourager à continuer. Il est d’ailleurs à parier qu’une personne douée d’un tel altruisme serait également bienveillante à l’égard des animaux. La bienveillance n’est pas une denrée que l’on doit distribuer avec parcimonie comme un gâteau au chocolat. C’est une manière d’être, une attitude, l’intention de faire le bien de tous ceux qui entrent dans le champ de notre attention et de remédier à leur souffrance.
En aimant aussi les animaux, on n’aime pas moins les hommes, on les aime en fait mieux, car la bienveillance est alors plus vaste et donc de meilleure qualité. Celui qui n’aime qu’une petite partie des êtres sensibles, voire de l’humanité, fait preuve d’une bienveillance partiale et étriquée.
Pour ceux qui n’œuvrent pas jour et nuit à soulager les misères humaines, quel mal y aurait-il à soulager les souffrances des animaux plutôt que de jouer aux cartes? Le sophisme de l’indécence qui consiste à décréter qu’il est immoral de s’intéresser au sort des animaux alors que des millions d’êtres humains meurent de faim n’est le plus souvent qu’une dérobade facile de la part de ceux qui, bien souvent, ne font pas grand-chose ni pour les premiers ni pour les seconds. A quelqu’un qui ironisait sur l’utilité ultime de ses actions caritatives, Sœur Emmanuelle répliqua: «Et vous, monsieur, qu’est-ce que vous faites pour l’humanité?»
Dans mon humble cas, le mauvais argument de l’indécence est d’ailleurs plutôt incongru puisque l’organisation humanitaire que j’ai fondée, Karuna-Shechen, soigne 100 000 patients par an et 25 000 enfants étudient dans les écoles que nous avons construites. Œuvrer pour épargner d’immenses souffrances aux animaux ne diminue pas d’un iota ma détermination à remédier aux misères humaines. La souffrance inutile doit être pourchassée où qu’elle soit, quelle qu’elle soit. Le combat doit être mené sur tous les fronts, et il peut l’être.
Se préoccuper du sort de quelque 1,6 million d’autres espèces qui peuplent la planète n’est ni irréaliste ni indécent car, la plupart du temps, il n’est pas nécessaire de choisir entre le bien-être des humains et celui des animaux. Nous vivons dans un monde essentiellement interdépendant, où le sort de chaque être est intimement lié à celui des autres. Il ne s’agit donc pas de ne s’occuper que des animaux, mais de s’occuper aussi des animaux. En vérité, nous perdrons ou gagnerons tous ensemble, car la surconsommation de viande dans les pays riches à cause de l’élevage industriel entretient la faim dans le monde. Elle constitue aussi la deuxième cause d’émissions de gaz à effet de serre (après les bâtiments et avant les transports) et, cerise sur le gâteau, elle est également nocive pour la santé humaine.
En nous préoccupant du massacre en masse des animaux, nous n’oublions pas le sort des Syriens, nous faisons simplement preuve de bienveillance.
* Son dernier livre paru chez Allary Editions.
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