Nous sommes tous des animaux sensibles
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«Savez-vous que j’ai souvent l’impression de ne pas être vraiment un être humain, mais un oiseau ou un autre animal qui a pris forme humaine ?» On peut lire cette étonnante confession dans l’une des Lettres de prison écrites par Rosa Luxemburg (1). La célèbre théoricienne et militante internationaliste poursuit : «A vous, je peux bien le dire ; vous n’allez pas me soupçonner aussitôt de trahir le socialisme. Vous le savez, j’espère mourir malgré tout à mon poste, dans un combat de rue ou un pénitencier. Mais, en mon for intérieur, je suis plus près de mes mésanges charbonnières que des « camarades ».» On aurait tort de refuser toute portée politique à ces déclarations en y voyant la marque d’une sensibilité exacerbée. Dans la même lettre, quelques lignes plus haut, Rosa Luxemburg déplore la disparition des «oiseaux chanteurs» d’Allemagne en l’attribuant à l’extension de la «culture rationnelle […] qui détruit peu à peu les endroits où ils nichent». Elle établit alors une comparaison avec les «Peaux-Rouges en Amérique du Nord», remarquant qu’«eux aussi sont peu à peu chassés de leur territoire par l’homme civilisé et sont condamnés à une mort silencieuse et cruelle». Avec plus d’un demi-siècle d’avance sur ses contemporains, Rosa Luxemburg ébauche ce qui, chez les partisans du mouvement de libération animale, deviendra la double analogie espèce, sexe, race.
Il faut attendre l’année 1970 pour que le psychologue britannique Richard Ryder, défenseur de la cause animale – soulignant que le mot «espèce», comme le mot «race», n’a pas de définition précise -, critique l’illogisme de notre position morale à l’égard des animaux ; il crée, à cette occasion, le terme de «spécisme», qui désigne «le préjugé qui consiste à accorder davantage de considération morale au représentant d’une espèce (souvent la nôtre mais pas toujours) pour le seul motif de l’appartenance à cette espèce (2)». Toutefois, alors que Richard Ryder se fonde sur les travaux de Darwin pour affirmer qu’il n’existe pas de différence essentielle entre les êtres humains et les autres animaux justifiant le spécisme, Rosa Luxemburg paraît bien prendre appui sur une expérience identitaire personnelle, empruntant ainsi une voie beaucoup plus originale.
Les personnes qui, bien qu’elles aient conscience d’avoir un corps humain, s’identifient à un ou plusieurs animaux non humains, sont fréquemment appelées «personnes animales» ; elles perçoivent des sensations qui les rapprochent de l’animal dont leur identité porte l’empreinte. Comme tous les phénomènes identitaires, de telles sensations varient d’un être à l’autre. L’exemple des personnes animales révèle que l’identité d’espèce d’une personne n’est pas nécessairement totalement humaine. Elle se rapproche, par sa complexité, de l’identité de genre. Cette dernière expression recouvre «l’expérience intime et personnelle de son genre profondément vécue par chacun, qu’elle corresponde ou non au sexe assigné à la naissance, y compris la conscience personnelle du corps […] l’habillement, le discours et les manières de se conduire (3)». Or, de même que la catégorie raciale et la catégorie de sexe sont le produit de rapports sociaux de domination qui leur préexistent et qu’elles légitimisent en les naturalisant, de même la catégorie d’espèce est le produit des relations de domination que les êtres humains exercent sur les autres animaux et dont elle interdit la contestation au nom de la Nature (4). Ces rapports de domination peuvent cependant être remis en cause par des identités qui leur sont irréductibles, voire qui les dépassent. Ainsi, est-il possible de refuser les catégories du genre en se définissant comme un être humain non genré. Pareillement, peut-on rejeter les catégories du spécisme en se définissant comme un être vivant et sensible. Le législateur vient même de donner à ce rejet un appui inattendu.
La loi du 16 février 2015 insère dans le code civil un nouvel article 515-14 qui proclame : «Les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité. Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens.»L’intention du législateur était de «donne[r] une définition juridique de l’animal, être vivant et doué de sensibilité, et [de] soumet[tre] expressément les animaux au régime juridique des biens corporels en mettant l’accent sur les lois spéciales qui les protègent (5)». Le résultat n’est pas exactement celui annoncé. Les êtres humains sont aussi des êtres vivants et sensibles ; le droit ne les considère cependant pas comme des animaux, faute de les soumettre au régime des biens. L’article 515-14 ne pose pas une définition des animaux non humains, qui serait trop large, mais introduit dans le code civil la catégorie des êtres vivants et sensibles, commune aux animaux et aux êtres humains. Voulant définir les animaux, le législateur n’a pas su les distinguer d’avec les êtres humains ; il a donc conçu une métacatégorie qui les réunit. Aussi, si les animaux ne sont plus des biens, c’est parce qu’ils ont pris place, à côté des êtres humains, dans la catégorie juridique des êtres vivants et sensibles. La situation des animaux évoque celle des esclaves gouvernés par le code noir de 1680 ; ces derniers étaient des êtres humains, puisqu’ils devaient être baptisés (art. 2), mais ils étaient déclarés meubles et soumis au régime des biens (art. 44). De même, les animaux sont des êtres vivants et sensibles, mais ils sont soumis au régime des biens, à la différence des êtres humains.
Refuser son identité d’espèce en se définissant comme un être vivant et sensible est un moyen de lutter contre le spécisme et de favoriser l’avènement d’une société démocratique multi-espèces, telle que celle proposée par Sue Donaldson et Will Kymlicka dans Zoopolis (6). Ainsi, en consacrant la catégorie des êtres vivants et sensibles, le législateur a facilité, sans y prendre garde, l’apparition d’un trouble dans le spécisme.
(1) In «Lettres de prison» de Rosa Luxemburg, éditions Bélibaste, 1969. (2) «L’Ethique animale», par Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, PUF, 2008. (3) Principes de Jogjakarta, mars 2007. (4) Voir Yves Bonnardel, De l’appropriation… à l’idée de Nature, les Cahiers antispécistes, numéro 11, 1994. (5) Cécile Untermaier, JO, débat Assemblée nationale du 15 avril 2014. (6) «Zoopolis. A Political Theory of Animal Rights», par Sue Donaldson et Will Kymlicka, Oxford, 2011.