Ils nous agacent, nous amusent, nous dérangent. Les défenseurs des animaux, qu’on voit parfois comme des rebelles un peu mièvres ou complètement excessifs, commencent à prendre de la place…
Vingt ans à endurer les railleries. Stéfan Mandine, 45 ans, ne mange plus de viande depuis «la préhistoire du végétarisme en France». Si pendant longtemps «on prenait les “végé” pour des hippies ou des marginaux», il a l’impression que son combat commence à être «pris au sérieux» dans les médias et la société civile.
La loi aussi commence à se plier. Le 28 janvier, les députés ont reconnu les animaux comme «des êtres vivants doués de sensibilité», amendant l’article 528 du code civil qui jusque-là les considérait comme des «biens meubles» et créant un nouvel article 515-14.
Face à quelqu’un qui décide de ne plus manger de foie gras, ne plus porter de fourrure ou de manteau de cuir, il y a toujours un sceptique pour lever les yeux au ciel. Les arguments sont souvent les mêmes: la tradition, le plaisir, et puis… «ce n’est pas la priorité». Entaché par une communication tantôt tire-larme, tantôt mièvre, et par l’image de certains représentants misanthropes, comme Brigitte Bardot condamnée plusieurs fois pour des propos racistes, le message de cause animale a du mal à être entendu.
Christian Lauvert a 55 ans. Végétarien depuis peu et militant à l’association de protection animale L214, il s’amuse de ceux qui le prennent pour un «illuminé, un extraterrestre, voire un extrémiste sur les réseaux sociaux». «C’est difficile de se remettre en question, confirme Stéfan Mandine, qui est membre de l’association marseillaise Alarm, les gens ont l’impression qu’on veut les faire culpabiliser et réagissent par l’agressivité.»
Pourtant, désormais, les Français sont informés du sort des animaux. Ils «ne peuvent plus botter en touche», considère Brigitte Gothière, co-fondatrice et porte-parole de L214 (l’article L 214-1 du code rural est le premier en droit français dans lequel les animaux ont été qualifiés d’«êtres sensibles»).
Tout a dérapé à cause… du machisme
Pour expliquer ce fond de moquerie, il faut revenir un peu en arrière.
Les sociétés de protection des animaux sont créées au milieu du XIXe siècle par des élites intellectuelles qui voulaient protéger les chevaux et autres «animaux ouvriers urbains», comme les appelle le sociologue André Micoud. Ces hommes de pouvoir entendent surtout «maîtriser la violence populaire exprimée dans la cruauté envers les animaux», développe Christophe Traïni, auteur de La cause animale.
A partir de là, la cause animale apparaît comme une «cause de bonnes femmes»
Christophe Traïni
Mais, avec la révolution industrielle, ces animaux disparaissent des villes. Rapidement, ce sont les femmes de la haute bourgeoisie qui prennent le relais dans ces sociétés en s’occupant d’animaux de compagnie. Or, «dans un contexte machiste, les choses dont s’occupent les femmes suscitent des moqueries, des quolibets», explique André Micoud. «A partir de là, on a une très forte délégitimation de la cause animale qui apparaît comme “une cause de bonnes femmes”», confirme Christophe Traïni.
Une image ternie et la montée en puissance des questions sociales suffiront à éloigner le soin aux animaux des problématiques à traiter pendant des décennies. Ça aurait été «ne pas respecter la hiérarchie face à la misère humaine», résume André Micoud. «La priorité des causes est une critique récurrente. S’occuper des animaux, ce serait ne pas s’occuper des humains», explique Jérôme Michalon, spécialiste des relations entre humains et animaux.
Un argument encore régulièrement avancé en 2015. Sauf que «presque 100% des gens qui nous reprochent de nous engager ne font rien. Ni pour les animaux, ni pour les humains», raille Stéfan, qui adhère aussi à Amnesty International.
«Le cercle de ceux qui ricanaient se rétrécit»
Jérôme Michalon perçoit une question sous-jacente:
«Est-ce que les militants pour les animaux sont des militants contre les humains?»
«On va vous répondre en citant Brigitte Bardot», anticipe le docteur en sociologie. BB et ses bébés phoques, image centrale de la lutte pour les animaux qui, si elle a été précurseur, ne colle plus à l’image que veulent se donner les défenseurs des animaux. Brigitte Gothière renchérit:
«On ne parle pas de la même chose avec Brigitte Bardot. Elle tient des propos misanthropes, on n’est pas du tout là-dedans.»
A la Fondation 30 millions d’amis, «on souffre beaucoup lorsque Bardot fait des déclarations à l’emporte pièce», explique Reha Hutin, présidente. Au fil du temps, la communication des associations a moins joué sur la corde sensible, préférant s’appuyer sur les faits.
Depuis les années 1960, les atouts théoriques s’additionnent. La libération de la femme a permis de décoller l’image «mémère» des militants, les études dans les domaines de l’écologie, de l’éthologie, de l’éthique animale ont donné une assise scientifique à la cause. Pour Hugues Bernard, quadra qui milite depuis ses 18 ans, ces découvertes ont permis de montrer qu’«on n’est plus l’animal supérieur». Comme le remarque André Micoud, la différence entre «eux» et «nous» s’est atténuée, «on parle désormais de “culture animale” et de “conscience animale”», remarque-t-il. Persuadé qu’«on va assister à une politique des petits pas», il considère que «le cercle de ceux qui ricanaient se rétrécit».
«30 millions d’amis» avec François Mitterrand (1977)
En 1976, des millions de téléspectateurs suivent les premières émissions de «30 millions d’amis». Si le grand public est séduit, «on m’accueillait à l’Assemblée avec des miaulements et des aboiements», se souvient Reha Hutin avec une pointe d’amertume.
Pour porter, les discours des misanthropes, des philanthropes, des protecteurs de la nature sauvage, des amis des animaux, des végétariens, des réformistes, des adeptes des opérations choc… doivent converger.
Dans les années 1990, le mouvement antispéciste se structure en France dans les milieux libertaires, «porté par des gens qui refusent le pouvoir, la hiérarchie, la domination et la souffrance au sens large», explique Catherine-Marie Dubreuil, ethnologue. Leurs «Cahiers antispécistes», qui proposent des articles d’exégèse scientifique, font référence pour les autres mouvements. Une partie de ces antispécistes, dont Brigitte Gothière, sera à l’initiative de L214 qui va se détacher de l’image intellectuelle et devenir plus populaire. Les idées principales vont se diffuser, avec l’audience grandissante des différentes associations. Comme dirait Hugues Bernard, «c’est devenu presque cool».
«Nos images sur les poussins, cela n’a pas fait rire. C’est révoltant pour tout le monde», explique Brigitte Gothière.
Là encore, 30 millions d’amis approuve: «Notre meilleur allié c’est l’image, cela fait un électrochoc» qui se diffuse via les réseaux sociaux, se félicite Reha Hutin. En 2013, 24 intellectuels signent un manifeste pour défendre changer le régime juridique de l’animal. La Fondation, qui était à l’initiative du projet, n’a essuyé aucun refus.
Avec l’inscription dans le code civil, «il n’y aura pas de retour en arrière», estime André Micoud. Inquiets de leur propre sort, les hommes commencent à percevoir«l’animal sauvage comme étant aux avant postes de ce qui risque d’arriver à l’humanité», souligne Christophe Traïni. Pour Brigitte Gothière, l’amendement du code civil est passé parce qu’il «ne change rien». Les esprits se sont ouverts, mais l’heure de passer aux actes n’est pas encore venue.
Un signe? La recherche ne prête pas une oreille attentive au sujet. «La communauté sociologique est ringarde», tacle André Micoud qui admet que de «petites ouvertures» sont perceptibles. Un brin amer contre les «mandarins» de l’Hexagone quand il compare avec une production canadienne bien plus riche, il n’oublie pas qu’«en s’occupant d’écologie, on s’est fait très mal voir, et les animaux c’est encore pire. Car la sociologie, est née avec la révolution industrielle, et elle a conservé l’image de l’homme du progrès, de la maîtrise de la nature».
«C’est un sujet marginal vraiment pas facile à vendre. On m’a déjà demandé dans un petit rire: “Comment tu veux faire pour interviewer des pingouins?”», se souvient Jérôme Michalon, auteur de Panser avec les animaux.
Un peu désabusé, il voit entre les lignes des critiques l’idée que «l‘animal n’est pas noble. Dès qu’on touche à autre chose que l’humain, il y a un doute. J’imagine que si vous interrogiez un anthropologue à ce sujet, il vous dirait que s’intéresser à l’animal est forcément suspect. C’est perçu comme de la sédition». La sociologie est-elle une science contre nature? C’est justement le thème du prochain Congrès de l’Association française de sociologie à la fin du mois de juin.