« Jesse, une chienne qui trime » sur les cahiers antispécistes

Traduit de l’anglais (Canada) par Jean Gaultier

« Jesse, a Working Dog » de Jason Hribal est paru le 11 novembre 2006 sur le site Counterpunch. Nous en publions une traduction française avec l’aimable autorisation de l’auteur. Pour en savoir plus sur Jason Hribal, visiter son site.
La Rédaction.

 

PDF - 56.9 ko

 

Il y a un mois, dans la ville de Rhine dans l’État du Wisconsin, une chienne de 13 ans nommée Jesse a perdu la vie en tentant de sauver celle de son ami. Jesse est passée à l’action lorsqu’un incendie s’est déclaré à son domicile. Dans un premier temps, elle s’empresse alors de secourir sa propriétaire et employeuse, Jamie Hanson. Elle lui apporte sa prothèse de jambe ainsi qu’un téléphone pour lui permettre de passer un appel à l’aide. Par la suite, alors que l’incendie fait rage de toutes parts, elle réussit à traîner Hanson jusqu’à l’entrée de la maison. Toutefois, Jesse n’est pas encore au bout de ses peines car elle entend un miaulement provenant du deuxième étage. Son ami, un chat, est effectivement en danger. Jesse retourne à l’intérieur de la maison en feu et grimpe les escaliers. Aucun des deux n’en sortira vivant.

Jesse était un chien d’assistance parmi beaucoup d’autres. On estime qu’ils sont au moins 20 000 à travailler actuellement aux États-Unis, et leur nombre croît rapidement. Il existe quatre catégories de services de santé fournis par les chiens. La première concerne le guidage. Ces chiens dirigent les non-voyants et les malvoyants à travers les quartiers, la circulation, les escaliers, les trottoirs, les bâtiments et les foules. La seconde catégorie concerne l’audition. Ces chiens assistent les sourds et les malentendants. Ils avertissent leur propriétaire lorsqu’un son particulier se fait entendre : la sonnette, le détecteur de fumée, un bébé en pleurs ou la minuterie. De plus, ils localisent de façon précise la source sonore. La troisième catégorie apporte une assistance physique. Ces chiens facilitent la mobilité. Ils aident les personnes à se lever du lit, de la chaise ou du canapé. Ils tirent le fauteuil roulant, portent le sac à dos et ramassent les objets tombés sur le sol. Ils vont chercher les aliments et les boissons dans la cuisine. Ils ouvrent et ferment les portes. Ils aident les personnes à s’habiller et à se déshabiller. Ils les aident à se déplacer en servant de contrepoids ou de support afin de prévenir les chutes et les glissements. Si un accident grave se produit, ils pressent un bouton d’alerte et courent chercher de l’aide. La quatrième catégorie apporte une aide psychologique. Ces chiens assistent les personnes souffrant de crises de panique, du syndrome de stress post-traumatique ou autres problèmes psychiatriques. Ils réconfortent et permettent une relation. Ils allument la lumière et ouvrent les portes afin que leurs employeurs en proie à l’angoisse n’aient pas à le faire. Ils créent de l’espace autour des personnes lorsque celles-ci prennent peur dans la foule. Ils apportent les médicaments et l’eau. Ils se souviennent de l’heure précise à laquelle le traitement doit être pris.

Ce travail n’est pas facile. Les chiots sélectionnés sont élevés dans des foyers spéciaux jusqu’à l’âge de 15 mois. Ensuite, ils sont soumis à un dressage intensif et quotidien qui dure de six mois à un an et qui aboutit à leur certification. Une fois placés dans un foyer, ces chiens travaillent : à temps plein, tous les jours. Leurs performances sont constamment contrôlées, et les stages de remise à niveau ne sont pas rares. Pendant les heures de travail, ils ne sont pas autorisés à avoir des relations sociales avec d’autres chiens, pas plus qu’avec d’autres humains. Même pendant leur sommeil, ces chiens maintiennent tous leurs sens en alerte. Ils travaillent jusqu’au jour où ils ne peuvent plus s’acquitter de leurs tâches convenablement – pendant huit ans en moyenne. En effet, selon la loi (Americans with Disabilities Act), ces chiens ne sont pas des « animaux de compagnie ». Ce sont des « chiens d’assistance ».

Le dressage, le travail ainsi que le statut légal de ces chiens donnent pourtant lieu à de sérieuses incohérences. Par exemple, le récit de l’incendie a suscité une vague d’émotion dans le public. Mais les gens ne se sont pas désolés pour Jesse, qui avait pourtant travaillé sans relâche en prenant soin de Hanson quotidiennement. La sollicitude s’est portée presque exclusivement sur sa propriétaire. Jamie Hanson a raconté à un groupe de journalistes la manière dont Jesse avait « sacrifié sa vie », non pas pour un chat (comme cela s’était réellement produit), mais pour secourir Hanson elle-même. À plusieurs reprises, elle a désigné Jesse non pas comme un chien d’assistance, mais comme un « animal de compagnie », « un cadeau » et « une enfant ». Nous sommes confrontés ici à une vision « en surplomb », empreinte de pitié, de paternalisme et d’anthropocentrisme. Pourquoi en est-il ainsi ?

La Delta Society – la plus grande organisation consacrée exclusivement aux chiens d’assistance – décrit sa mission comme étant « l’amélioration de la santé humaine grâce à l’assistance et aux services thérapeutiques rendus par des animaux ». La multitude de dresseurs indépendants ou regroupés se focalisent eux aussi sur la question humaine. Dans leurs manuels, les chiens sont évalués en fonction de leurs normes comportementales et de leur dressage. « Regardez ce chien extraordinaire que nous avons dressé ! », se vantent-ils. Les chiens eux-mêmes – leurs désirs, leurs besoins et leurs intérêts – bénéficient de peu ou point d’attention. Bien que ces organisations et individus parlent fréquemment d’une « retraite » pour ces chiens, il n’existe aucune planification budgétaire normalisée concernant celle-ci. Elle s’effectue sur base volontaire, au gré des propriétaires et des dresseurs, qui s’en chargent ou non. Il existe bien des lois étatiques et fédérales concernant les chiens d’assistance, mais celles-ci ne font que protéger les propriétaires en cas de perte ou de dommage à leur bien. Il n’existe aucun code du travail réglementant les conditions de travail, la santé ou le bien-être de ces employés. Certes, ces chiens travaillent, mais ils ne sont pas considérés comme des travailleurs. Les groupes de défense relatifs aux animaux d’assistance sont nombreux, mais ils protègent uniquement les droits des personnes handicapées, et non les chiens. Idem pour les nombreux groupes d’accompagnement du deuil : leur attention se focalise sur les humains, et non sur les chiens.

Le marché du chien d’assistance n’est pas le seul responsable de l’apparition de cette conception. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’application actuelle des droits des animaux aboutit à la même conclusion. L’accent y est mis sur la sentience. Selon Jeremy Bentham et Peter Singer, « la question n’est pas : « Peuvent-ils raisonner ? », ni « Peuvent-ils parler ? », mais « Peuvent-ils souffrir ? » ». Nous devrions nous apitoyer sur ces animaux. Pour les organisations ASPCA, HSUS et PETA, ils sont sans voix et sans défense. Ce sont des victimes. Ils sont comme des enfants.

Pourtant, quelque chose ne tourne pas rond. Comme le soulignait l’historien E.P. Thompson, « donner, c’est recevoir ». Nous sommes conscients de ce que nous donnons : de la pitié. Mais que recevons-nous ? C’est sur ce point que la philosophie des droits des animaux échoue lamentablement. Les animaux – en tant qu’acteurs qui construisent, qui créent et qui façonnent la société (en d’autres termes, ce que nous recevons) – sont rarement, voire jamais, pris en compte. En fait, leur agentivité, en tant que réalité sociologique et historique, n’est pas seulement négligée par le mouvement des droits des animaux ; elle est également souvent rejetée car jugée indigne de considération. Étant perçus et présentés comme des victimes impuissantes et des individus passifs, ces animaux sont dès lors tenus à l’écart de la société. Nous nous trouvons face à une vision « en surplomb », qui sert à conforter et renforcer des croyances similaires au sein de la population. En effet, cette conception de dominant a non seulement ignoré et marginalisé les animaux d’hier et d’aujourd’hui, mais elle a également érigé des obstacles aux relations que nous cherchons à établir avec les animaux dans le futur.

Jessie n’aurait voulu ni de votre tristesse ni de votre compassion. Elle aurait voulu que vous reconnaissiez ses aptitudes et ses compétences. Elle aurait voulu que vous réalisiez à quel point son travail était pénible et difficile. Qui parmi mes lecteurs souhaiterait avoir un tel emploi ? Qui parmi mes lecteurs aurait l’énergie et la patience requises pour prendre soin d’une personne handicapée 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, 365 jours par an, et ce pendant 8 ans ou plus ?

Jessie aurait voulu que vous examiniez ses conditions de travail. Bien que les dresseurs travaillent généralement pour des organisations sans but lucratif, ils gagnent leur vie grâce à ces animaux d’assistance, chaque chien étant facturé 20 000 dollars environ (les fondations et les subventions couvrent une grosse partie de ce montant). Les propriétaires économisent une somme d’argent considérable en utilisant ces chiens en lieu et place de soins procurés 24 heures sur 24 par des humains. Les vétérinaires empochent des millions de dollars grâce à ces chiens. L’industrie des animaux de compagnie – qui produit les aliments, les friandises et les jouets – gagne elle aussi des millions de dollars grâce à eux. Or, qu’est-ce que ces animaux d’assistance obtiennent en retour ? Où est passée leur part de l’argent et des bénéfices qu’ils génèrent ?

Jessie aurait voulu que vous considériez les chiens d’assistance comme des travailleurs actifs et productifs de notre société. Ils font partie de la classe ouvrière. Les chiens d’assistance devraient avoir des droits car ils les ont mérités. Ils devraient bénéficier de congés hebdomadaires réguliers. Ils devraient bénéficier de vacances annuelles. Ils devraient toucher un salaire minimum. Cet argent, détenu par un tiers neutre, financerait leur temps de repos. Des journées libres passées avec d’autres chiens à jouer, courir, sauter, nager, se faire des amis. Sans aucune obligation ni tâche ni travail. Leur salaire pourrait financer des pensions d’invalidité en cas d’accident du travail. Il serait employé à la création de centres de retraite dont ils pourraient eux-mêmes profiter une fois leur mission terminée. Chacun de ces droits et chacune de ces réglementations devraient être reconnus, stipulés et imposés par la coutume et par la loi.

En l’honneur de Jesse, la prochaine fois que vous rencontrerez un chien d’assistance, adoptez un point de vue radicalement différent. Ne dites pas : « Ouah ! Ce chien est tellement beau ! Et si bien dressé ! » Demandez plutôt : « Hé, ce chien a-t-il déjà eu droit à un putain de jour de congé ? »

 

JPEG - 19.3 ko